Introduction LA JUSTICE PÉNALE des mineurs est, depuis quelques années, au centre de l’actualité. Après une longue période de confidentialité où elle n’intéressait que les spécialistes de l’enfance délinquante et de l’enfance en danger, elle est devenue un problème politique majeur. Le thème a fait l’objet de débats lors des deux dernières campagnes présidentielles, de sorte que, désormais, l’ordonnance du 2 février 1945 est connue d’un large public. Cet intérêt pour la justice des mineurs est particulièrement illustré par le rythme des réformes de ce texte emblématique. Le texte relatif à l’enfance délinquante a été modifié quatre fois de 1945 à 1985. Il a subi seize modifications ces vingt dernières années, dont dix entre 1995 et 2007. À l’heure où sont écrites ces lignes, un avant-projet de Code pénal des mineurs a été rendu public à la suite des travaux de la Commission de réforme nommée par l’ancien garde des Sceaux, Rachida Dati, et présidée par André Varinard. Cette inflation législative peut être interprétée comme une réponse politique à une demande sociale. Cette demande est difficile à décoder. Les politiques affirment qu’il faut répondre à l’accroissement de la délinquance des mineurs. Cependant, ils oublient de signaler que l’ordonnance de 1945 a été la réponse qui fut donnée dans l’après-guerre à une montée en flèche de cette même délinquance, à une époque où les armes en circulation étaient nombreuses et où les repères entre loi et infractions étaient devenus opaques. Par ailleurs, ces mêmes politiques font l’impasse sur la période qui a vu la croissance la plus spectaculaire des délits commis par des jeunes1, les années 1960 et 1970. Or c’est à cette période que furent appliqués dans leur plus grande rigueur les principes de l’ordonnance de 1945.
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En réalité, ce qui est en question depuis quelques années n’est pas tant l’accroissement du nombre de délits et de crimes commis par des mineurs. Il ne s’agit pas non plus principalement du changement de la nature des faits incriminés, même s’il est indiscutable que les actes violents ont augmenté sensiblement. Le changement fondamental est le nouveau regard porté par la société face aux infractions commises par sa jeunesse. Dans les années 1960 et 1970, une société dominée par les jeunes tolérait d’autant plus facilement la délinquance des mineurs qu’elle vivait avec euphorie la période des Trente Glorieuses. La croissance économique, le plein-emploi et le développement de l’État providence permettaient de considérer comme secondaire et acceptable la délinquance des jeunes. Dès les années 1980, le vieillissement de la population, l’insécurité sociale provoquée par le chômage, le développement de la société individualiste qui désaffilie les individus de leurs anciennes appartenances sociales rendent désormais insupportable la croissance de la délinquance des jeunes. Le corps social émet une demande de sécurité et de justice. Afin de répondre à cette demande, les politiques ont répondu par l’addition de réformes qui ont durci de plus en plus la justice pénale des mineurs. L’ordonnance de 1945 est de plus en plus jugée laxiste et donnerait un sentiment d’impunité aux mineurs délinquants1. À partir du milieu des années 1990, les réformes vont toutes dans le sens d’une plus grande responsabilisation des jeunes contrevenants et de la dissuasion d’un passage à l’acte. Ces réformes, et notamment celles de 2002 et de 2007, ont profondément modifié la justice des mineurs. Alors même qu’on parle toujours de l’ordonnance de 1945, celle-ci n’a plus grand-chose de commun avec le texte originel. Sur 49 articles que compte cette ordonnance, seuls 7 n’ont pas connu de modification. Il n’est pas fâcheux qu’un texte de loi subisse de multiples amendements ; cela prouve sa vitalité. Mais, comme l’expliquait le grand juriste Ronald Dworkin (1994), le droit est un roman où chaque auteur écrit un nouveau chapitre en cohérence avec les chapitres précédents. Or telle n’est pas la situation pour les réformes qui se sont succédé sur la justice des mineurs. Chacun écrit un nouveau chapitre sans tenir compte de ce que ses prédécesseurs ont écrit. L’ordonnance du 2 février 1945 est devenu un texte illisible que les meilleurs spécialistes ont du mal à traduire.
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Il convient de réformer le droit pénal des mineurs afin de dissuader les jeunes de commettre des infractions. À cette fin, il faut sanctionner le mineur le plus rapidement possible afin qu’il prenne conscience qu’il est plus coûteux de commettre des délits que de respecter la loi. Toutes les réformes visent à contracter les délais de prise en charge par la justice et à privilégier la sanction afin de dissuader les éventuels délinquants de passer à l’acte. Ce processus s’achève avec le rapport de la commission Varinard et le Code de la justice pénale des mineurs qui substitue le modèle néo-utilitariste au modèle thérapeutique. La substitution du modèle néo-utilitariste au modèle thérapeutique est une solution désastreuse, comme l’est la nature du débat sur la réforme de la justice pénale des mineurs. Elle oppose les tenants de l’ordonnance de 1945 qui s’accrochent à un texte qui a pourtant montré ses limites, aux partisans d’une justice dissuasive qui rejettent ainsi les acquis du modèle thérapeutique. La troisième partie de ce livre sera de montrer qu’une autre voie est possible plutôt que de s’enfermer dans cette antinomie. Il est important d’abord de comprendre les dimensions sociale et morale de la justice pénale des mineurs. Toute justice pénale, même s’appliquant aux enfants et aux adolescents, a prioritairement une dimension sociale. Le juge doit donner à chacun ce qui lui est dû. Il doit respecter l’équilibre entre le coupable, la victime et la société. Or, c’est ce qu’a oublié le modèle thérapeutique ; il ne s’est soucié que de l’auteur, négligeant la victime et la société. Le « retour du refoulé » social fut la croissance de l’incarcération des mineurs délinquants. Mais la justice des mineurs a aussi une dimension morale. Quelle relation établit-elle avec l’enfance et l’adolescence ? Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la société française, en adoptant l’ordonnance de 1945 se sentait responsable de sa jeunesse. Elle considérait que si les enfants et les adolescents commettaient des infractions, la responsabilité en revenait avant tout au monde adulte. C’est cette responsabilité, cette sollicitude à l’égard de l’enfance délinquante qui a disparu dans les récentes réformes de la justice des mineurs. L’ambition de ce livre est de proposer les principes d’une justice pénale des mineurs qui prenne en compte l’équilibre de la justice, la responsabilité progressive du mineur et la responsabilité de la société à l’égard de ses enfants et de ses adolescents. |